carton

Elle vient de fermer le dernier carton. Elle est pâle, comme les murs de la chambre de ses enfants sans leurs posters de stars. Onze mois et quatorze jours qu’il est parti. Et c’est à son tour de partir. Avec ses quatre enfants. Toutes ses affaires sont prêtes. Dans le camion, 17 années de sa vie. Qu’elle va devoir faire tenir dans moins de 80 mètres carrés. Dur . Elle avait rêvé mieux. Elle avait vu plus grand. Onze mois et quatorze jours qu’il est parti, et elle dit toujours « mon mari » quand elle parle de lui. Il est parti avec une plus jeune qu’elle. Sans enfant. Pas plus jolie. Plus jeune. Moins pâle. Elle est pâle mais elle est belle. D’une beauté triste. Terne. Bizarrement, elle n’a jamais été aussi belle depuis cinq ans. Elle se fait belle parce qu’il est parti depuis onze mois et quatorze jours. Ça fait 17 ans qu’elle se serre la ceinture.

Elle est aussi pâle que ses enfants sont silencieux. Ses trois filles et son petit dernier, qui a déjà 12 ans, ne parlent plus ou si peu depuis qu’il est parti. Ça fait maintenant onze mois et quatorze jours. Pourtant, dans leurs yeux, elle sent qu’ils sont là. Que leur amour transpire. Que jamais ils ne l’abandonneront, elle qui depuis 17 ans maintenant voyait la vie en grand pour eux. Elle qui se serrait la ceinture pour les voir grandir dans un sourire. Elle qui avait accepté les murs même pas blancs, gris pâle. Les sols de béton, le froid l’hiver et les magouilles qui n’en finiraient jamais. Elle en voyait le bout de cette maudite baraque qui lui avait pompé son énergie, qui lui avait pris son homme le week-end pendant toutes ces années, qui l’avait privée de vacances. La vieille caravane, dans la cour, faisait office. Depuis tout ce temps. Elles les voyaient pas si loin ces vacances sur la côte, avec cette caravane aux pneus dégonflés. Une fois la maison finie. Seulement voilà. Elle ne sera jamais finie cette foutue bicoque. Il est parti depuis onze mois et quatorze jours, avec une plus jeune. Sans enfant. Moins usée, moins pâlotte. Il n’a pas hésité longtemps.

Il repasse de temps en temps, récupérer en coup de vent une cassette un vieux sac un livre… Toujours à l’improviste. Et dans la cour, celle qui lui a volé les 17 plus belles années de sa vie attend dans la voiture. Elle ne doit pas être fière. Lui, il fait comme si de rien n’était, comme si tout ce qui se passait était prévisible. Comme s’il était dans son bon droit, comme si tout ce qui était arrivé n’aurait pas pu se passer autrement.

Toute sa vie va devoir tenir dans ce camion. Il faudra peut-être faire deux ou trois tours. Toute sa vie, enfin non. Elle a le cœur gros. Après toutes les galères qu’ils avaient endurées ensemble.

Elle laisse dans ces murs tout juste blanchis, dans ces pièces à peine finies, le plus important. Dix-sept années d’un amour qu’elle a toujours cru intouchable. Indestructible. Cet amour même qui lui a depuis le début donné le courage de supporter ces murs cradingues, ces plafonds moisis, ces sols bruts de ciment. Et le voilà parti. Et la voilà qui part. Avec des cartons remplis de jouets désuets, de vaisselle d’un mariage périmé, de factures acquittées à leurs deux prénoms, de photos des premiers réveillons dans cette putain de maison avec leurs amis, ceux qu’elle n’ose plus appeler depuis environ onze mois et treize jours maintenant…

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